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31 janvier 2006

Sommaire : La Revue Littéraire de février




La Revue Littéraire du mois de février sera présente dès jeudi en librairie. Mais découvrez dès maintenant son sommaire…


Jean-Luc Caizergues, Mourad
Catherine Jarrett, Marie et autres fragments (I)
Sacha Ramos, Élégie de cabot
Jean-Luc Parant, Nos yeux
Alfred Eibel, Trois Genevoises triées sur le volet
Nicolas Vatimbella, L’âme

Chroniques

Denis Grozdanovitch, Instantanés fantasmatiques (II)
Vincent Eggericx, Les curriculums
Vincent Roy, Lecture de ce temps X

Critique

Philippe Sollers, L’Évangile de Nietzsche
(entretien avec Vincent Roy et Florent Georgesco)

Alain Paucard, Pauvre Valmont
Olivier Capparos, Chevaux et serpents de la littérature à venir
Jean-Claude Perrier, Les états d’âme d’un critique littéraire (3)

Notes

À propos d’Éric Meunié, Ben Schott, Mathieu Lindon,
Salim Bachi, Emmanuelle Pireyre, Bernard Dufour, Jack-Alain Léger
Pierre-Jean Rémy, Franz Bartelt, Michel Luneau, Claire Wolniewicz, Alain Robbe-Grillet

Séances

Leçons de Pierre Guyotat sur la langue française,
à l’université Paris VIII

30 janvier 2006

Note : à propos d'Éric Meunié, Auto Mobile Fiction et Poésie complète





Comment un homme (que l’auteur, Éric Meunié, nomme : Éric Meunié) se retrouve-t-il une pelle à la main sur une plage, sans plus rien posséder qu’un maillot de bain et une serviette, à creuser le sable aux côtés du travesti qui quelques instants plus tôt le massait (intégralement) dans sa caravane ? Quelle route la petite voiture rouge de location qui l’attend, désormais inaccessible, sur un parking, aura-t-elle suivie pour l’amener à ce dénuement parfait, à cet abandon au bord de la mer ? S’embarquer dans Auto Mobile Fiction consiste en effet (tous les titres ne trompent pas) à monter dans une automobile, et à sinuer avec elle jusqu’à sa destination, qui n’en est peut-être pas une. Certaines routes sont faites pour égarer leur touriste. Mais revenons à la première page. Glissons même à celle qui précède (et qui est la page 7) : je suis désolé d’apparaître, j’y suis forcé, il semble (je cite) que « ce texte doit beaucoup » à votre serviteur. Je ne sais si c’est exact, la chose certaine est que j’ai connu ce livre avant qu’il n’existe et que, le voyant se former , je savais déjà qu’il serait un livre fort, unique et beau. Ce que, sortant de la page 7, je viens ici vous confirmer.
Je disparais. Page 11 : débarquement à Saint-Raphaël. Notre homme ne devrait pas être seul, une femme et une enfant étaient censées compléter ce tableau estival. Oui, mais il n’y a personne, et il faut vivre quand même. Une semaine l’attend. Une maison aussi. Et l’auto rouge, qu’il ne quittera plus guère. La solitude offre un nombre de possibles qui peut aller à l’infini, c’est-à-dire, parfois, au zéro : avec pour guide un journal de petites annonces, il partira à la recherche du plaisir (le soulagement), livré non pas à lui-même mais à celui qui le débarrassera de lui-même, de ses tares, de ses chagrins, de son histoire, à cette sorte d’homme à l’état pur qui est en nous comme un souvenir de l’indéterminé, ou l’emprise de l’espèce. Jouir loin de son amour paraît à Éric Meunié (le personnage) le moyen le plus sûr d’en alléger le poids. Éric Meunié (l’auteur) se charge de lui apprendre que se délester est long et complexe, et que cela peut aller, par des voies inattendues, jusqu’à la dépossession la plus complète : maillot de bain, serviette et travesti. Qu’une acceptation des formes du présent, une bénédiction surgisse dans ce triangle, c’est un des mystères d’Auto Mobile Fiction, qui n’est sensible que si l’on se laisse promener avec le narrateur : il faut entrer dans la voiture.
Car tout dans ce roman est affaire de conduite. L’auteur tient le volant serré. Il mène un train d’enfer, ralentit, freine, repart, à volonté (marche arrière comprise). Sa maîtrise est telle que ses phrases paraissent laisser circuler librement, sans filtre, l’entier bric-à-brac d’un esprit, que la panique rend de plus en plus agité, brinquebalant, sens dessus dessous. Gens, situations, paysages, la moindre lumière, le plus petit détail entrent dans ce mouvement irrépressible où se tisse un réseau d’analogies qui est un piège pour le narrateur, et pour le lecteur. On s’approche de très près, comme rarement un écrivain le permet. On est au bord de tomber. On en a bien envie, tant le plaisir de cette présence est vif. Seule l’ironie d’Éric Meunié (l’auteur), exercée contre son personnage, nous retient de dire : mais voilà, c’est ça qui est bien, c’est comme ça qu’il faut être. Et l’élégance de cette écriture nous conduit à préciser notre sentiment, précision qui délimite le champ romanesque : je suis à peu près comme ce gars, ça rend le même son, nous vivons d’une manière comparable des choses incomparables. Éric Meunié (les deux) concentre dans le petit habitacle de son véhicule ce qui fait une vie, et à l’occasion de la mauvaise littérature, l’enfance, la famille, le couple, l’enfantement, les complexes et les traumatismes, mais il n’en contemple pas, attendri, le déroulé, comme dans ce qu’il est convenu d’appeler l’autofiction (il est plus mobile), tout cela lui vient comme toute votre vie vient au moment où vous lisez ces lignes, et la mienne en les écrivant, comme ce qui, sans avoir besoin d’être dit, est là. La meilleure littérature dit ce qui est là, qui n’avait pas besoin d’être dit. Non pas l’histoire d’une vie, mais sa fulgurance, la magie de son immédiateté ; non pas le sérieux, le grave, le tragique, mais la grâce – dans les pires tourments, il n’importe. L’auto d’Éric Meunié fait partie de ces grandes idées matérielles qu’ont d’aventure les romanciers (le sanatorium de La Montagne magique, le bateau de Typhon, ou, déjà, l’auto – et la chambre d’hôtel – de Lolita). Elle rassemble un homme. Elle lui permet de vivre en une semaine tout ce qu’il a déjà vécu, et un peu de ce qu’il lui reste à vivre. Et nous rassemble avec lui.
Éric Meunié (l’écrivain) publie en même temps Poésie complète, qui réunit les notes qu’il a écrites depuis plus de vingt ans, classées par ordre décroissant (faites dérouler le livre par sa tranche, vous verrez s’épurer la forme). Ce que le roman a concentré, ce livre l’éparpille (fusées). Fabrication de combustible, explosion. Ce qui se tendait et vibrait déjà claque en formules, aphorismes, récits brefs, bribes de journaux (jamais en sentences). Meunié, qui nous a décrit un Meunié indéterminé, se détermine diversement. C’est un moraliste : « De génération en génération, se transmet la même énergie jeune et joyeuse qui ne sert à rien, ne parvient jamais à ses fins, et que le temps défait », qui à l’occasion, comme il convient dans ce genre, se fait excellent philosophe : « L’idée qu’un animal a de la mort est l’ambition du sage. » Mais c’est aussi, nous le savions déjà, un romancier, qui montre une capacité d’expression extraordinaire, mise dans ces notes au service de la seule force d’évocation, où, par l’ironie cette fois souveraine, le moraliste demeure proche : « Un couple s’enlace sur le quai en soupirant, puis tous les deux montent dans le train » ; « Elle rêve qu’il s’en va. Elle se réveille en pleurant. Il est réveillé par ses sanglots. Il s’en va » ; « Tiens, se dit-il encadré par deux vigiles, j’ai un peu perdu la main ». Il vous regarde aussi, bien sûr, n’ayez crainte ; les choses vues ne peuvent manquer à ce genre de livre total (poésie de tous ordres, sauf poïétiques, pas de comédie ici, sa destruction seulement) : « Un homme lit Freud dans le train. Il lève de temps en temps la tête, et dévisage quelques voyageurs, pour vérifier » ; « Les acteurs ont un trac terrible. Les spectateurs luttent contre le sommeil ».
Le ton qui cependant domine Poésie complète est d’une nature intime. On sent que le carnet dont sortent ces éclats ne quitte pas l’auteur. La littérature, pour ceux qui ont le talent et le courage de la faire, c’est aussi cela : un recours. Essayez. On vous trompe, on vous ment, on vous jette, mettez-vous à l’abri, écrivez dans votre filofax quelques mots durs et saillants, ça marche depuis Horace au moins. Vous n’oublierez pas ; vous aurez, simplement, trouvé mieux (que la vie). Voici Meunié dans (et hors de) ses tracas (les vôtres) : « Non seulement c’était misérable, mais en plus c’est fini » ; « Je dois ma grande solitude à la sexualité » ; « J’essaye d’admettre qu’elle ne me chevauchera plus ». Tout cela n’est pas d’une gaieté radieuse, je l’ai noté. Je vous invite pourtant à y trouver de la joie, beaucoup de joies. Désolation, échec, mélancolie, nostalgie et ricanement : nous sommes d’accord. Mais une énergie sans mesure, qui aurait été faiblarde si Éric Meunié avait voulu sauver quelque chose d’autre qu’elle. Auto Mobile Fiction et Poésie complète semblent les fruits d’une manière de stratégie inconsciente dont le principal est de ravager, de ne rien laisser debout, pour laisser un souffle résumer toute vie (on a parfois l’impression d’un homme perdu seul dans l’obscurité, qui ne connaît plus d’autre monde extérieur que sa respiration, que la caverne fait résonner), pour s’établir au moins sur ce roc, la parole humaine, capable de s’élever encore quand il n’y a plus rien.
Lisez ces livres. Approchez-vous d’Éric Meunié. Vous n’apparaîtrez pas soudain à la page 7 d’Auto Mobile Fiction, mais vous découvrirez dans le même éblouissement que moi un grand écrivain, et, du même coup, ce que c’est qu’un grand écrivain (expérience toujours neuve) : ce rythme, cette occupation de votre esprit par un rythme inédit, cette cadence différente dans la circulation de vos pensées, vos sensations, vos souvenirs… Laissez s’ouvrir en vous la case Meunié. Découvrez Éric Meunié. La littérature n’en a pas fini avec vous.

Florent Georgesco

Auto Mobile Fiction, Éditions P.O.L, 16 euros, Janvier 2006 - Poésie complète, Éditions Exils, 17 euros, janvier 2006